Forêts/Fauré, Un point de vue littéraire...
Un balcon en forêt, 1958, est un récit en partie autobiographique de Julien Gracq, de son vrai nom Louis Poirier (1910-2007) professeur d’histoire et de géographie, dont l’intégralité de l’abondante production littéraire est publiée chez l’éditeur José Corti, auquel il reste fidèle toute sa carrière. Notons qu’il est le premier écrivain à refuser le prix Goncourt, attribué en 1951 pour son roman Le rivage des Syrtes.
Quelques hommes isolés sur un promontoire au coeur de la forêt des Ardennes, dont le narrateur l’aspirant Grange, passent les mois de septembre 1939 à mai 1940 aux avants postes de cette période de la drôle de guerre, que Grange appelle “la fausse guerre”, dans une intense et indéfinissable attente de l’apocalypse. Ce balcon forestier que Grange nomme “le toit” marque une espèce de frontière entre la réalité historique et le monde poétique, mythologique et enchanté où Grange se projette hors de lui-même, hors du temps, dans une forêt magique peuplée de fantômes, forêt qui devient un personnage, un “actant” à part entière :
La forêt respirait, plus ample, plus éveillée, attentive jusqu’au fond de ses forts et de ses caches soudain remués aux signes énigmatiques d’on ne savait quel retour des temps - un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées - on eût dit que la vieille bauge mérovingienne flairait encore dans l’air un parfum oublié qui la faisait revivre. (page 70)
Grange éprouve la griserie d‘un détachement, ressent un étrange dépaysement dans cette immensité et ce silence de la forêt ardennaise qui se métamorphose progressivement sous l’effet de ses perceptions :
Le silence du lieu devenait alors presque magique. Un sentiment bizarre l’envahissait chaque fois qu’il allumait sa cigarette dans ce sous-bois perdu : il lui semblait qu’il larguait ses attaches ; il entrait dans un monde racheté, lavé de l’homme, collé à son ciel d’étoiles de ce même soulèvement pâmé qu’ont les océans vides. “Il n’y a que moi au monde”, se disait-il avec une allégresse qui l’emportait.
Se créé un espace onirique et fantastique, surréel, dans un climat de mystère et de suspens, dans l’attente d’une fin “vaguement pressentie” dans le clair-obscur de la conscience et du paysage :
A perte de vue sur la garenne vague flottait une très fine vapeur bleue, qui n’était pas la fumée obtuse du sommeil, mais plutôt une exhalation lucide et stimulante qui dégageait le cerveau et faisait danser devant lui tous les chemins de l’insomnie. La nuit sonore et sèche dormait les yeux grands ouverts ; la terre sourdement alertée était de nouveau pleine de présages, comme au temps où on suspendait des boucliers aux branches des chênes.
Suspens magique et intense de l’univers sylvestre que Gracq nous transmet magistralement dans un foisonnement poétique...
par Béatrice GABEN, pour Lagalerie09
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